La voisine


Ça faisait un moment qu’on n’avait pas vu Martine. Ces derniers temps, elle perdait un peu la tête. Elle pensait que mon mari souhaitait sa mort et voulait prendre possession de sa maison, située dans le prolongement de la nôtre. Elle vivait seule. René était mort depuis dix bonnes années. Chaque mois, elle montait à Noisy-le-Sec, probablement pour toucher sa retraite. Elle possédait là-bas un appartement et payait toujours en espèces. Un taxi la conduisait à la gare de Montargis. Je l’avais emmenée plusieurs fois faire des courses et j’avais dû, chaque fois, refuser les billets qu’elle froissait entre ses doigts tremblants.

Un soir, la police de Noisy-le-Sec nous avait appelés. Ils avaient trouvé dans le sac de Martine, une lettre à l’attention de notre fille dont un ami avait installé des ruches en bordure du jardin de la plaignante. L’adresse qui figurait sur cette lettre, qu’elle projetait d’envoyer a priori depuis longtemps, avait permis à la police de trouver notre numéro de téléphone. Le commissariat avait expliqué que Martine était larguée, qu’ils allaient la mettre dans un taxi et qu’il fallait que nous la réceptionnions. Mon mari avait protesté en vain. Les policiers avaient identifié un pigeon et ils n’avaient pas cru bon contacter un membre du conseil municipal. Mon mari avait alors contacté la mairie pour expliquer la situation. Il était hors de question qu’il réceptionnât Martine, compte tenu de l’état de celle-ci.

L’adjoint au maire avait accueilli Martine et l’avait reconduite chez elle. Les choses en étaient restées là. Aucune surveillance particulière n’avait été mise en place par les services sociaux malgré l’état de vulnérabilité manifeste de Martine. Peut-être aurait-il été sage d’écrire au procureur de la République.

Quelques semaines plus tard, ça devait être mi-novembre, il commençait à faire froid, une odeur de gaz avait attiré notre attention. Nous n’avions pas eu de mal à remonter à la source des émanations : l’odeur provenait d’une bouche d’aération percée dans le mur de façade de notre voisine. Les pompiers furent appelés d’urgence.

L’homme du feu avait revêtu une sorte de scaphandrier puis était allé frapper à la porte fatidique. Personne n’avait répondu. Le pompier était alors passé par le jardin, avait brisé un carreau et s’était retrouvé face à une Martine peu coopérante. La chaudière s’était révélée défectueuse, le gaz avait été coupé et un chauffagiste avait été mandaté.

Quelques jours plus tard, le professionnel s’était vu refuser l’entrée du logis. Il n’avait pas insisté.

À la fin de l’hiver, une grosse Mercédès s’était garée au milieu du chemin. Nous avions rejoint les visiteurs qui nous avaient expliqué qu’ils étaient des amis de la sœur ainée de Martine, une vieille dame qui vivait au Maroc et qui avait, comme chaque année, envoyé ses vœux à sa petite sœur. N’ayant pas reçu de réponse, elle avait demandé à ses amis parisiens de passer voir celle-ci à l’occasion, pour prendre de ses nouvelles. Mais Martine semblait absente.

Nous avions suggéré qu’elle se trouvait peut-être à Noisy-le-Sec. Ils avaient répondu que l’appartement de Noisy-le-Sec était condamné par une porte blindée et que personne n’y habitait.

Des gendarmes survinrent à cran, qui cherchaient aventure. Ils avaient avisé la grosse berline qui obstruait le chemin vicinal ordinaire.

  • Vous tombez bien, avait dit mon mari en allant à leur rencontre. Des amis sont passés pour prendre des nouvelles de notre voisine mais elle ne répond pas. Vous pouvez sans doute les aider à entrer ?
  • Ah mais, c’est qu’on n’a pas le droit d’entrer chez les gens comme ça. Nous, on ne peut rien faire.
  • Ca fait pas mal de temps qu’on ne l’a pas vue et ses amis nous disent qu’elle n’est pas à son appartement de Noisy-le-Sec. Si ça se trouve, elle est en train de se décomposer à l’intérieur. Il faut faire quelque chose.
  • On va appeler notre chef.

Le chef avait donné son aval sous réserve qu’un membre de la famille donnât son autorisation. Elle n’avait pas d’enfant, et sa famille la plus proche était cette grande sœur de 90 ans passés qui coulait au Maroc, les jours heureux qu’il lui restait à vivre. Les amis l’avait appelée en présence des gendarmes. Elle avait eu la bonne idée de décrocher et de donner son accord.

Mon mari avait alors servi de guide aux deux fonctionnaires, jusqu’à la véranda dont la porte n’était par bonheur pas verrouillée. Il avait dévissé le volet derrière lequel se trouvait la fenêtre dont les pompiers avaient brisé la vitre, quelques mois auparavant. La vitre n’avait pas été réparée. Dès lors, les gendarmes avaient pris les choses en main et avaient découvert Martine dans sa chambre, l’édredon tiré jusqu’au menton, entièrement momifiée. Sur la table de la salle à manger, il y avait les restes d’un petit déjeuner, quelques biscottes et un bol de café froid. Le décès avait été constaté par le médecin légiste du coin, un brave homme qui n’était pas en état de conduire et qu’il avait fallu véhiculer.

Mon mari avait organisé l’enterrement. Martine avait souscrit un contrat d’assurance obsèques. Son cercueil fut déposé à côté de celui de René, dans leur coupé deux places décapotable. Aucun des amis de la famille n’avaient connaissance de l’existence de René. Je devrais dire, de l’inexistence de René, puisqu’il était mort depuis plus de dix ans ! Excusez-moi, je ne sais plus ce que je raconte. De toutes façons, personne ne s’était déplacé pour assister à la non cérémonie. Le temps était à l’orage, un arc-en-ciel s’était formé, j’avais pris une photo que j’avais envoyée aux adresses qu’on nous avait laissées. La grande sœur nous avait remerciés et avait décédé peut de temps après.

Les héritiers de Martine n’habitaient pas la porte à côté. Un jour, des petits neveux étaient passés pour récupérer le sac de Martine. Ils avaient eu l’air satisfaits de ce qu’ils avaient trouvé à l’intérieur.

Ça fait bientôt trois ans qu’on n’a plus de nouvelles. L’ami de notre fille a lâché quelques poules dans le jardin abandonné de Martine. Il y a même construit un poulailler, à cause du renard qui rode dans cette partie du village. Tous les midis, il récupère deux petits œufs.


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