Critique du film « Alerte rouge en Afrique noire »


Le roman d’espionnage est une littérature sans risque qui peut rapporter gros. Jean Bruce, que l’on connaît davantage pour sa littérature érotique, s’y est risqué avec succès de 1949 jusqu’à sa mort. Un 26 mars 1963 pas comme les autres, sur la N16, sa Jaguar MK2 (3.8 litres) immatriculée 117 HJ 60 percute au niveau de Luzarches, le semi-remorque responsable de la mort des artistes.

Faut-il rappeler que la Jaguar MK2 (Mark 2, soit série 2 en bon français) a remporté le Tour de France automobile quatre années consécutives, sous le pied talentueux de Bernard Consten, né à Courbevoie (ça ne s’invente pas) ? Marin Karmitz se souviendra de Jean Bruce en 1974, quand il fondera MK2, sa société de production et de distribution. Les biographes s’accordent sur le M et le K mais restent indécis quant au 2. Je ne suis pas peu fier d’avoir contribué à la résolution de cette énigme. Si vous participez à un jeu télévisé où il vous est demandé de trouver un point commun entre Jean Bruce, Bernard Consten et Marin Karmitz, vous connaissez la réponse.

D’aucun prétendent que Jean Bruce est mort accidentellement. Je préfère dire qu’il est mort dans un accident et qu’il l’a bien cherché (il n’avait pas le pied léger). Il a voulu jouer les Bernard Consten sur la N16 et sa mort ne fut pas celle d’un héros de roman d’espionnage. Mourir piégé sous les décombres d’un palais vénitien qui s’enfonce inexorablement dans les eaux brunes de la lagune, passe encore, mais pas sur la N16, au volant d’une Jaguar, toute MK2 soit-elle !

Pendant 88 volumes (plus de 6 par an), Hubert Bonisseur de La Bath, alias OSS 117, va, malgré les femmes qu’il attire comme des mouches, déjouer autant de complots nazis contre l’Occident en faisant chaque fois exploser un dépôt d’armes destinées à l’axe du mal.

OSS 117 serait né de la rencontre de Jean Bruce avec un véritable agent de l’OSS (Office of Strategic Services, ancêtre de la CIA), matricule 1117, lors de la libération de Lyon. Par ailleurs, Jean Bruce avait l’étoffe des héros, sa vie ressemble à celle d’un agent secret, même si sa mort ne fut pas à la hauteur : École nationale supérieure de la Police, Commission internationale de police criminelle, pilote à 17 ans, membre actif de la Résistance intérieure, employé de mairie, acteur dans une troupe ambulante, imprésario, agent d’un réseau de renseignement, inspecteur à la Sûreté, joaillier, secrétaire d’un maharadjah, globe-trotteur, directeur de collection, écrivain prolifique… Pour se détendre, Jean Bruce pratique le ski en hiver, la littérature érotique au printemps, la peinture en été, l’équitation en automne et les rallyes en toutes saisons (toutes les voitures de Jean Bruce étaient immatriculées en 117). Et encore, Wikipédia ne raconte pas tout ! Personnellement, je suis loin de cocher toutes les cases. J’ai été employé de mairie et un acteur médiocre dans une troupe plus amateur qu’ambulante, mais c’est à peu près tout. Je ne pratique pas le ski hors piste, je ne publie pas ma littérature érotique, je suis un modeste dessinateur, j’ai oublié comment on montait à cheval et il m’est arrivé de prendre un couloir de bus avant de tourner à droite.

Hubert Bonisseur de La Bath survivra à la mort de Jean Bruce dont les proches reprendront la franchise. À plusieurs reprises, il entrera au service de scénaristes distingués.

Le Caire, nid d’espions (2006) et Rio ne répond plus (2009) rendent hommage aux films des années 50 et 60 (Alfred Hitchcock, les James Bond avec Sean Connery et Roger Moore…). Mais Halin, Hazanavicius (l’auteur de The Artist, le film aux cent récompenses) et Dujardin ont franchouillé le personnage jusqu’à la ringardise absolue et l’on débarrassé de la partie externe de son cerveau, un peu comme on pèle un fruit, pour pouvoir mettre dans sa bouche d’abruti polymorphe les horreurs les plus cocassières du chauvinisme patriotique, de la xénophobie raciste et du machisme homophobe. Même s’il sait compter jusqu’à quatre, OSS 117 est incapable de la moindre déduction. Nonobstant ce handicap, il s’adapte miraculeusement aux situations qu’il retourne avec l’expérience des grands ingénus confiants en leur légende.

Le décor étant planté, fallait-il écrire ce troisième opus très attendu ? Après avoir réglé leur compte aux arabes et aux juifs, il fallait s’attaquer aux noirs. Curieusement, les Chinois prennent plus cher que les noirs dans cette Alerte rouge en Afrique noire. Ceux qui suivent ne sont pas sans savoir que la Chine a déjà un pied en Afrique et que le Petit Livre rouge a été écrit par des nègres chinois (ce sont des extraits de discours et l’on sait que les discours sont rarement écrits par ceux qui les prononcent). Pour autant, la Chine reste hors sujet et ne sert que de running gag et de deus ex machina ; mais la quatrième de couverture de Monsieur Li est dans de beaux draps est peut-être déjà écrite. 

Dujardin et Halin, le scénariste, sont toujours de la partie, mais c’est Bedos fils qui est aux commandes. Hazanavicius avait trop à faire avec l’ouverture de son huitième élevage intensif de poulets et surtout n’avait pas été séduit par le scénario. Bedos a dû se dire qu’il allait faire le film qu’Hazanavicius allait regretter de ne pas avoir fait.

Le film nous propose en entrée une parodie de film d’action américain. C’est bien fait, tellement bien fait que ça provoque un malaise chez le spectateur qui se demande où est passé l’OSS 117 avec lequel il avait rendez-vous. Sur le papier c’est censé créer un gap émotionnel chez le spectateur (vous avez vu à quoi vous avez échappé ?), proposer une parodie référencée (c’est l’un des marqueurs de la franchise franchouillée), préparer cette histoire de livraison d’armes qui va devenir le point névralgique nécessaire et suffisant à traiter d’urgence, et enfin assoir la légende du héros qui va bientôt rencontrer son admirateur et boulet en la personne de Pierre Niney. Mais ces considérations théoriques n’empêchent pas le spectateur de rester sur sa réserve (sa réserve africaine, bien sûr).

Il était tentant de faire vieillir OSS 117 pour confronter son impuissance à la libération de la femme et de l’Afrique. Mais une partie des spectateurs sont perdus car au lieu de s’en sortir avec panache, le personnage encaisse et morfle, même si en définitive il reste dans le déni.

Par ailleurs, la libération de la femme blanche de service se résume à quitter son âne impuissant pour un zèbre certes à la féminité plus assumée, mais surtout plus jeune et plus vigoureux. La femme se transforme en homme et l’homme en femme. La féminité a fait long feu mais n’aura été qu’un fantasme. C’est bien vu mais tout cela n’est pas très bon pour le moral. Cette vision de la femme en homme comme les autres est difficile à avaler mais on ne peut pas reprocher à Bedos de nous l’avoir proposée. Tous les spectateurs n’encaisseront pas, d’autant plus que cette vision n’est pas explicite et n’est pas mise en scène avec l’humour et la mauvaise fois qu’elle mériterait (il n’est pas impossible qu’elle soit le fruit de mon imagination intellectualisante).

La libération de la femme noire passe quant à elle par la case prison après quelques tentatives de rapprochement peu convaincantes, sinon pathétiques.

Malgré le budget considérable et les animaux de la savane, l’Afrique reste curieusement absente, on ne voyage pas. Bedos veut-il nous faire croire qu’il s’intéresse plus aux femmes qu’à l’Afrique ? Hélas, on a vu, concernant les femmes, combien nous sommes restés sur notre faim. « C’est tout de même un comble au pays des anthropophages où la nourriture abonde ! » J’espère que vous goûtez cet humour noir ? Cette tirade n’est heureusement pas de moi, elle est extraite du film (je plaisante).

Alors on se recentre sur le duo Dujardin-Niney qui est censé tenir à distance les ratiocineurs. Encore un essai périlleux que d’avoir fait de chacun de ces deux personnages le boulet de l’autre. Dans les films à boulet, il y a un boulet et un abominable homme des neiges, un Auguste et un clown blanc. C’est assez de matière pour tenir une heure trente. Que se passe-t-il quand on met ensemble deux Augustes ? On doit se débarrasser de l’un d’eux en le jetant aux crocodiles (c’est une image), je veux dire, de la façon la plus inadmissible qui soit. Et le clown qui reste se retrouve seul (comme le spectateur) et a bien du mal à se reconstruire. Était-ce une leçon de cinéma à deux balles démontrant ce qu’il ne faut pas faire, en tous cas pas de cette façon ? Le spectateur a-t-il été pris en otage, voire pour un demeuré ? Je ne vous en dis pas plus tellement je m’en voudrais d’affaiblir l’intensité du malaise que vous allez ressentir face à cette incongruité magistrale (ce n’est pas si fréquent, merci à Bedos pour ce moment). Coupable d’avoir trahi le spectateur (vous saurez comment en allant voir le film), le personnage en question subit le sort qu’on réserve aux traitres nazis. Si cette interprétation n’est pas le fruit de mon imagination intellectualisante (toujours elle), nous attaquons le troisième degré (n’allez toutefois pas jusqu’à penser qu’Alerte rouge en Afrique noire est un remake d’Inception), ce qui demande beaucoup d’effort à un spectateur qui était venu au départ pour se faire secouer les trippes.

Je ne suis pas sûr que cet éparpillement intellectuel puisse trouver sa place dans un film, même en sortant les rallonges (116 minutes). On n’écrit pas un film comme on écrit un livre. Le film doit bénéficier d’une certaine évidence, diffuse ou fulgurante, mais limpide. Le personnage peut se permettre de partir en vrille mais pas le film (c’est le grand professionnel qui vous parle).

Je termine sur un exemple plus concret de ce qui ne m’a pas déplu, pour vous donner envie d’aller voir le film (de toutes façons vous serez bien obligés si vous voulez entrer dans la polémique).

Dans Le Caire, nid d’espions, OSS 117 est assis devant son patron à la table d’un restaurant. C’est juste avant d’apprendre la mort de son ami Jack Jefferson qui ne donne plus de nouvelles depuis un mois. Le patron est en train d’ouvrir une enveloppe contenant une information de première main censée les éclairer sur la disparition de Jack. Incapable de se concentrer plus de 0,07 seconde, OSS 117 tend le doigt vers le bec pointu d’une volaille empaillée qui se trouve là (on trouve ce genre d’objet dans les restaurants). Si OSS 117 était normal, on pourrait expliquer ce comportement par une tentative pour dissiper son appréhension, mais OSS 117 n’a aucune appréhension. Il ne va pas jusqu’au bout de son geste car il est interrompu par le « Grand dieu ! » du boss. Outre son incapacité à la moindre concentration, ce geste de l’agent traduit sa propension à se fourrer dans la gueule du loup (cette attirance pour le danger), et suggère une homosexualité refoulée de bon aloi (nous parlerons des agent double une autre fois). Lorsque son patron lui met sous le nez la photo du cadavre de son ami Jack, OSS 117 se remémore, avec une tête d’imbécile heureux, une partie de jokari en maillot de bain qui se termine par de viriles empoignades, couvert de sable façon escalope de veau à la milanaise, dans un concert d’éclats de rire masculins à gorges déployées.

Dans ce contexte, le geste inachevé d’OSS 117 se trouve au centre d’un réseau de tensions sémantiques complexe.

Deux scènes miroir similaires consécutives ont lieu dans Alerte rouge en Afrique noire. Vous les trouverez dans la bande annonce tellement elles se veulent emblématiques de ce troisième opus. Le fait qu’elles soient deux et consécutives pourrait être mauvais signe. Mais on échappe au catalogue hors contexte gratuitement déposé dans la boîte aux lettres : ces scènes participent bien de la mise en scène. Pendant que Niney fait un point téléphonique avec Paris dans le hall d’un hôtel – il ne comprend pas la stratégie d’OSS 117 qui a l’art de tout faire foirer -, Dujardin, pour répondre par l’insolence aux inquiétudes de Niney, mime un rire silencieusement impertinent face à un massacre d’hyène (comme chez OSS 117, le rire chelou est le propre de l’hyène africaine, c’est rigolo). Dujardin en rajoute une couche en se déplaçant devant un second massacre, celui d’un zèbre, dont il prend l’air satisfait, tout en approchant lentement le doigt en direction du museau de l’animal. Le doigt de la star disparaît à l’intérieur du naseau . Dans un coin de notre tête il y a un « toi, mon petit bonhomme, je te le mets bien profond » qui clignote. Était-il nécessaire d’ajouter ce bruitage de bouchon qu’on sépare de sa bouteille, lorsque Dujardin retire son doigt pour rejoindre Niney ? Probablement la tentation des effets spéciaux, la technique offre tellement de possibilités… Je vous laisse seul juge. Vous noterez toutefois que le tissu sémantique est plus lâche que dans le premier opus, malgré nos tentatives de voir un clin d’œil côté Jardin.[1] On fait ici dans le symbolisme farceur assez facile. Mais, bon… On en reparlera quand vous aurez vu le film.

[1] Jeu de mots avec côté jardin (théâtre), Dujardin (fausse piste), et Alexandre Jardin, auteur du roman Le zèbre, une tentative de sauvetage d’un couple qui bat de l’aile, mise en scène par Jean Poiret dans le film adapté de ce roman éponyme ; la question étant de savoir s’il va être possible de revivre la passion des débuts avec cet opus d’OSS 117 !


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