La prise de sang


Vous avez l’âge de faire des prises de sang. Votre formule sanguine n’a pas la svelte insouciance des plages californiennes. Trop de résultats sont en gras sur vos feuilles de résultats.

Il est onze heures passées, vous êtes encore à jeun. En arrivant au centre de prélèvement, vous arrachez un ticket à l’escargot. Vous avez le numéro 112 et un peu de bave sur les doigts. Le 111 est en cours de traitement.

Un bébé pleure dans un box.

Un vieil homme très grand, avec un sourire aimable, vient d’arriver. On appelle son nom. Il a pris rendez-vous. Il vous passe devant. Sa gentillesse amusée vous laisse penser qu’il a bien profité de la vie et qu’il ne compte pas s’arrêter là.

Votre tour arrive bientôt. On vous enregistre. Vous devez réclamer votre ordonnance.

  • Ah oui, excusez-moi, dans trois mois.

Vous attendez qu’on vous appelle en lisant Le Rouge du péché, d’Elizabeth George. Vous aviez commencé De l’idée au crime parfait, où l’autrice explique comment elle procède pour écrire ses romans policiers, illustrant ses propos avec des exemples tirés du Rouge du péché. Au tiers du bouquin, vous vous êtes dit qu’il était temps de lire le roman avant qu’elle ne vous spoile l’histoire tout entière.

La femme aux cheveux courts qui s’est assise à côté de vous est emmitouflée dans plusieurs tours d’écharpe. Elle a une affreuse toux rauque. Vous portez un masque FFP3 mais vous préférez changer de place. Vous vous réfugiez au fond de la salle d’attente pour continuer votre lecture.

Une infirmière appelle votre nom d’une voix forte en s’adressant à la femme emmitouflée. Elle explose de rire en réalisant sa méprise. C’est une rigolote. La quarantaine boutonneuse et le cheveu gras. Avec d’épaisses lunettes.

Dans le box, vous ôtez votre manteau en même temps que vos deux polaires. Votre t-shirt rouge en coton recyclé n’est pas repassé. Vous avez dormi avec.

  • Bonjour. Bonne année.
  • Oui, bonne année.

Vous êtes arrivé les mains vides alors vous lui tendez votre bras gauche.

A la vue de la grosse veine qui saille, son visage s’illumine.

  • Ah, ça va être facile.
  • Oui, il y a de la place.
  • J’aime quand j’ai une autoroute pour piquer, dit-elle avec gourmandise.

Vous l’imaginez à la station service de l’aire de La Sentinelle, sur l’A2. Elle prend un chocolat chaud, le regard dans le vide. Elle ne devrait pas, avec tout cet acné.

  • Quatre, un, soixante ?
  • Toujours, il n’y a que ça qui ne change pas.
  • C’est sûr, on vieillit.

Elle consulte ses fiches.

  • Toujours le même traitement ?
  • Je ne suis aucun traitement.
  • Ah bon, j’avais cru voir.

Vous diagnostiquez un manque de concentration, probablement dû à un métabolisme des sucres déficient.

  • Bon, un tube rose et un tube violet.

Plus jeune, vous étiez moins indulgent mais aussi moins observateur. Vous pensez que les choses sont bien faites.

  • Attention, respirez.

La douleur est toujours aussi anodine. Chaque fois on attend qu’elle soit différente mais en vain.

  • Vous pouvez détendre le poing.

Le garrot claque.

Vous gardez les yeux fermés pendant que l’opératrice clipse le deuxième tube.

  • Voilà, c’est terminé.
  • Vite fait, bien fait.

Le morceau de sparadrap qu’elle a coupé pour fixer le tampon de coton est trop long. Décidément, les escargots sont capricieux cette année.

En remettant votre manteau, vous lui demandez :

  • Est-ce que vous prenez du plaisir lorsque vous percez une veine ?

Sa bouche se tord légèrement de surprise. Elle gère.

  • Eu, non, pas du tout.

Elle marque un temps puis rectifie :

  • Mais ça ne me dérange pas.
  • Heureusement.
  • Moi, ce que j’aime, c’est le contact avec les gens, surjoue-t-elle.

De ce point de vue, vous pensez ne pas l’avoir déçue. Mais vous pensez aussi qu’elle ment. Son manque de franchise ne vous incite pas à lui raconter la satisfaction intense que vous avez éprouvée jadis, lorsque vous aviez dû, dix jours durant, administrer de la pénicilline en intramusculaire à votre copine qui souffrait d’une pneumopathie. Il fallait chasser l’air de l’aiguille et faire attention de ne pas toucher le nerf sciatique. Ça rentrait comme dans du beurre. Vous preniez soin de bien masser le point d’impact pour diffuser l’injection, comme vous l’avait montré l’infirmière. Votre amie s’en était sortie les poumons propres et sans un bleu à la fesse.

  • Oui, c’est ça, discuter avec les gens, dit-elle en retrouvant son enthousiasme rigolard.

Elle ne vous convainc qu’à moitié. Est-ce que chaque prise est différente ? Est-ce qu’on ressent encore quelque chose à la 112e ? Vous sortez du box. Elle est sur vos talons. Vous la sentez toute excitée, elle va avoir quelque chose à raconter à ses collègues. Vous êtes persuadé d’avoir enluminé sa journée, de l’avoir reconnectée à son corps innombrable.

  • Au revoir.
  • Au revoir.

Vous désinfectez vos mains avec de l’alcool. Vous réalisez qu’avec votre FFP3 et le bonnet que vous n’avez pas ôté, vous deviez ressembler à un psychopathe.


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