Le grille-pain (un rêve)


J’étais revenu en arrière sur une question difficile. L’interface homme-machine avait commencé à me prendre en grippe. J’aurais dû sortir de l’exercice, j’avais accumulé suffisamment de points. Mais je m’entêtais, quitte à faire exploser mon sablier. Il faut toujours respecter le temps imparti. J’allais bientôt l’apprendre à mes dépens.

C’était l’histoire absurde de Manon qui avait mal refermé la fenêtre de la salle à manger. Un courant d’air avait brisé la vitre lorsqu’elle était rentrée du boulot. Elle avait une tête à travailler dans le prêt-à-porter. Un cambrioleur se trouvait à l’intérieur de l’appartement. On se doutait qu’il était entré par la fenêtre ouverte. Elle avait dit merde et avait immédiatement appelé un numéro SOS aimanté sur son frigo. Elle avait été confuse. Elle avait raconté le courant d’air, le cambrioleur qui allait venir (mais qui était déjà là, vous suivez ?). Le vitrier avait mal compris et lui avait conseiller d’appeler la police. Mais non, je suis chez moi, il n’y a pas de cambrioleur, j’ai juste une vitre cassée et j’ai peur des cambrioleurs. Elle avait dit ça en pensant que ça allait hâter l’intervention de l’artisan mais celui-ci s’imaginait maintenant qu’il allait arriver sur le lieu d’un crime.

Manon avait finalement obtenu que le vitrier passe dans la soirée. Maintenant, il fallait combiner des éléments circonstanciels pour faire sortir Manon de l’appartement sans lui faire rencontrer le cambrioleur. Elle devait au préalable prendre une douche, choisir une toilette et donner à manger au chat.

J’essayais de combiner entre eux les éléments tout en me disant qu’il devait y avoir un piège. Pourquoi Manon devait-elle sortir de l’appartement puisqu’elle attendait le vitrier ? J’en étais à mon quinzième essai infructueux lorsqu’une consigne de Sophie, la coach, s’afficha en marge de mon écran : « Sort de cet exercice Philippe, le cours va commencer. »

J’étais déjà bardé de diplômes mais j’avais dû m’inscrire à cette formation de Web Designer pour conserver mes droits aux allocations compensatoires, à la suite d’un plan de départ involontaire. Il est vrai que le boulot de développeur web avait complétement disparu avec l’arrivée de l’intelligence artificielle. Alors pourquoi Web Designer, me direz-vous ? Tout juste. Cette formation était restée au catalogue sur un malentendu. Il y a belle lurette que l’IA savait mieux que personne trouver les looks les plus vendeurs parmi les millions d’écrans qu’Internet mettait à sa disposition. Même pour vendre des coléoptères virtuels à des retraités passionnés de taxidermie. L’IA sait tout, l’IA peut tout. La seule question que je me posais était la suivante : si l’IA optimisait notre savoir-faire comment pouvait-elle nous aider à sortir du climat politico-sceptique et de la politique climato-sceptique entre lesquels nous nous débattions de plus en plus faiblement ? L’IA ne nous encourageait-elle pas dans nos erreurs magnifiques en nous proposant le plus efficace du pire ? L’IA était-elle le stade ultime qui hâterait l’homme vers sa fin, dans un emballement existentiel qui confinait à la folie ? Vous commencez à comprendre pourquoi je m’étais jeté sur cette formation de Web designer.

Sophie nous expliqua brièvement les raisons de son retard. Elle s’était fait emmerder par un type en allant récupérer sa fille chez ses parents pour la déposer à l’école. Elle élevait seule sa fille et celle-ci adorait son grand-père. Le type s’était calmé. Super-Sophie avait géré, comme d’hab.

La formation se déroulait au centre de formation pour adultes de La Sentinelle, une obscure bourgade à la frontière Belge, près de Valencienne pour ceux qui connaissent leur géographie. Cette formation devait durer six mois. J’étais logé sur place moyennant une participation dérisoire. Six mois qui allaient me permettre de faire un pas de plus en direction de la retraite. Non, je n’étais plus tout jeune. C’est sans doute la raison pour laquelle Sophie me proposa de prendre un verre après le cours. Elle devait avoir besoin de parler de ce qui lui était arrivé ce matin-là. J’en avais déduit que ses parents se chargeraient de récupérer la petite à l’école.

Elle m’emmena faire un tour dans sa vieille Twisto hybride moutarde, jusqu’en bordure d’un quartier chaud de Valencienne. Je connaissais bien cet endroit mais je me gardai bien de le faire savoir. C’était il y a si longtemps, une autre histoire que je ne tenais pas à raconter. Nous nous installâmes à une terrasse, sous un grand parasol carré. Là où nous étions, il n’était pas possible de voir la mer (pour ceux qui connaissent leur géographie) mais de grosses mouettes effrontées nous rappelaient combien le littoral avait reculé en quelque décennies. Il faisait doux, les premières canicules n’allaient pas tarder à arriver.

Sophie m’expliqua qu’elle connaissait le type qui l’avait agressée. C’était un gars du patelin où elle avait grandi. Il vivait toujours chez ses parents. Il faisait des petits boulots par-ci par-là. Jardinage, chiens, petite mécanique. Que du black. Un looser qui avait du mal à entrer dans les cases. Ça faisait plusieurs jours de suite qu’il lui faisait le coup. Il passait la nuit à boire avec des potes et au petit matin, il se pointait en titubant au milieu du chemin qui mène à la ferme de ses parents.

  • Tu ne peux pas aller en voiture jusqu’à la ferme ?
  • Bah non, c’est impraticable, j’aurais trop peur de m’embourber.
  • Mais, bourré comme il est, il est vraiment dangereux ?

Elle me regarda avec un drôle d’air. Je me mis à repenser à Manon, coincée dans son appart avec son cambrioleur. Il fallait vraiment que je trouve une solution.

  • Ce matin, il a sorti un couteau.

Mes lèvres s’entrouvrirent et, laissée à elle-même, ma paille en fibre de maïs recyclable s’enfonça lentement dans la boue rougeâtre de mon émulsion à la tomate.

  • Tu peux toujours te procurer un grille-pain, au cas où.
  • Un grille-pain ?
  • Oui, ils en vendent à deux rues d’ici, soulevai-je le menton en direction du quartier chaud.

Elle sembla réfléchir. Je savais qu’elle faisait semblant afin de masquer son empressement.

  • Et tu sais t’en servir ?
  • Je peux te montrer si tu as besoin.

Dans quoi avais-je mis le doigt ma pauvre Manon. Je n’étais plus sûr de pouvoir te venir en aide maintenant qu’une détresse plus grande encore semblait vouloir récolter les fruits de mon expérience.

Sophie se leva pour aller régler l’addition et nous nous engageâmes dans les ruelles de la vieille ville. Je ne fus pas long à retrouver la boutique du vieux Jojo. Le propriétaire avait changé. Pas question de se laisser démonter.

  • Nous aurions besoin d’un grille-pain.
  • Un quoi ?
  • Un grille-pain, c’est pour la dame. Je connaissais le vieux Jojo.

Sophie avait l’air un peu paumée. Elle ne savait pas où elle mettait les pieds. C’est sans doute ce qui avait décidé le type à nous faire confiance.

  • Venez.

Nous le suivîmes jusque dans une arrière-boutique au fond de laquelle je reconnu la vieille porte.

  • Attention à la tête, dis-je à l’attention de Sophie, mais aussi pour montrer au gars que je ne l’avais pas baratiné.

L’homme alluma la lumière, décadenassa une petite armoire en fer et étala sur une sorte de comptoir, cinq ou six grille-pains qui avaient l’air en bon état.

  • Vous cherchez quoi ? Manuel ou automatique ? Horizontal ou vertical ? Un ou plusieurs compartiments ? Avec ou sans prise de terre ? Quelle puissance ? C’est pour une utilisation fréquente ou occasionnelle ? Tranches fines ou tranches épaisses ? Moi, ce que je conseille, c’est de commencer par là. Je suppose qu’il vous faudra aussi des tranches ?
  • Oui, deux tranches pour commencer.
  •  Pain de tradition française ? Pain maison ? Pain au levain ? Pain cuit au feu de bois ? Pain à l’ancienne ? Pain de campagne ? Pain de seigle ? Pain de son ? Pain aux cinq céréales ?
  • Pain aux cinq céréales, sorti-je du cœur.
  • Je vois que monsieur est un connaisseur.
  • Pour un débutant, les petits grains corrigent les imprécisions.
  • Quelle épaisseur ?
  • Il ne faut pas qu’on doive s’y reprendre à deux fois.
  • Il vous faut le Classic pro Mamba Légion à fente longue deux toasts. Les deux tranches partent en même temps et il est suffisamment fin pour être mis dans un sac à main. Ce n’est pas le plus cher et celui-là ne vous laissera pas tomber, affirma l’expert en poussant vers nous, de sa main poilue, le model conseillé. Vous savez vous en servir ?
  • Pas de problème.

Sophie sortit sa carte bancaire pour régler l’acquisition. Je l’arrêtai prestement en regardant le commerçant avec un sourire complice. Je posai à côté de l’engin les biftons nécessaires en murmurant de garder la monnaie et nous repartîmes comme nous étions venus.

  • Tu me rembourseras demain.
  • Tu trimbales toujours de l’argent liquide ?
  • Une vieille habitude. Je n’ai pas de bitcoins.

Sophie me raccompagna à mon centre d’hébergement. Nous nous arrêtâmes à mi-chemin au bord d’un champ de betteraves pour que je lui montre le fonctionnement de l’appareil. Sophie apprenait vite.

  • A demain !
  • A demain !

Le lendemain, Sophie m’invita à déjeuner pour me rendre mon argent.

Elle me raconta comment tout c’était bien passé.

Elle avait donné les clés à sa fille et lui avait demandé d’aller l’attendre dans la voiture. Le monsieur voulait lui parler.

Elle avait attendu que le gars sorte son surin pour lui lâcher les deux toasts dans le tiroir.

C’était aussi simple que ça. Elle avait raconté à sa fille que le monsieur était saoul et qu’il ne savait plus où il habitait.

  • Qu’est-ce que tu vas faire du grille-pain ?
  • Je vais le ranger dans une boîte à chaussures en haut de l’armoire, on ne sait jamais.

Le lendemain, la Voix du Nord avait relaté qu’un corps avait été retrouvé dans un fossé avec deux biscottes dans le dos. L’individu avait déjà été condamné pour une voie de fait avec lésion. Le couteau de la victime ramassé à proximité avait fait conclure à un règlement de comptes.

J’avais pu tranquillement reprendre le cours de ma vie et apporter mon soutien à Manon qui tournait en rond dans son T3. J’avais fini par lui mettre dans la tête qu’un courrier important l’attendait dans sa boîte aux lettres, à une époque où l’on ne recevait quasiment plus de courrier papier. Le vitrier était arrivé au moment précis où elle prenait connaissance du courrier. Ils avaient croisé le cambrioleur dans l’escalier (elle habitait au premier étage).

La lettre qu’elle avait reçue était assez préoccupante. Un notaire la recherchait car elle était la seule héritière d’une grand-tante dont elle n’avait jamais entendu parler. Elle devait se rendre le plus rapidement possible en Nouvelle-Zélande. Ça sentait le traquenard à plein nez. Heureusement, le vitrier l’avait mis en garde contre les arnaques à l’héritage qui faisaient recette dans les populations au bord de la crise de nerf.

Trois ans plus tard, j’étais retourné à Valencienne afin de récupérer une attestation qui devait me permettre d’obtenir les quatre trimestres qui me manquaient pour bénéficier d’une retraite à taux plein. Alors que je traversais la place d’Armes, je rencontrai Sophie. Je ne l’avais pas reconnue immédiatement. J’avais dû rebrousser chemin et la suivre un petit moment. Elle portait des vêtements de marque et n’avait plus cette mèche verte dans les cheveux.

  • Sophie.

Elle se retourna.

  • Philippe, qu’est-ce que tu fais là ?
  • Une démarche administrative.
  • T’as le temps de prendre un verre ?

Je n’avais pas grand-chose à raconter.

  • Ça n’a pas duré longtemps avec Manon.
  • Manon ?
  • La fille de l’exercice.
  • Ah, Manon !
  • J’étais peut-être trop protecteur.
  • T’as pas changé tu sais. Tu en trouveras une autre.
  • Sans doute. Mais raconte-moi, tu as changé, toi, on dirait ?
  • Comment-ça changé ?
  • Ta façon de t’habiller. Tu as l’air plus libre, moins stressée.
  • J’avais l’air stressée ?
  • Comme tout le monde.
  • Bah oui, j’ai changé de taf. Ou plutôt mon taf a disparu. L’IA est passée par là.

De la terrasse où l’on était, on entendait la mer. Les mouettes volaient haut dans le ciel.

  • Alors j’ai descendu le grille-pain du haut de son armoire. Je trouve des contrats sur le darknet.
  • Cool. Tu es ton propre patron, maintenant. Mais dis-moi alors, tu ne cotises plus pour la retraite ?
  • Y avait la toiture de la ferme à refaire aux nouvelles normes, après le passage du dernier typhon. Il a aussi fallu envoyer Lili à Sciences po Strasbourg. Alors, la retraite, on y pensera plus tard.

Je baissai les yeux et me perdis dans la contemplation de ses orteils disposés en rang d’oignon dans leur barquette dorée. Une couche de poussière homogène leur avait donné la teinte rouge brique des habitations des Hauts-de-France.

  • A quoi tu penses ?

Je savais d’expérience qu’une femme ne pose pas cette question à n’importe qui, et qu’elle ne la pose que lorsqu’elle est prête à entendre l’impensable, voire l’inespéré.

  • Je me disais que ces orteils avaient l’air de ne pas avoir été sucés depuis un bon bout de temps.

C’est ainsi que ma relation avec Sophie avait commencé. Je n’avais pas le droit de voir Lili. Elle revenait un weekend sur deux. Ces jours-là je descendais vérifier que tout allait bien dans mon appartement parisien. Ou, lorsqu’une inondation me barrait l’accès à la capitale, j’allais faire un escape game dans un manoir écossais où j’avais mes habitudes. Ça avait duré deux ans. Puis Sophie m’avait demandé de partir et de ne pas revenir. Je n’avais pas discuté. La veille encore, je l’avais fait jouir bruyamment en lui suçant les pieds. Elle ne me parlait pas de ses activités professionnelles. Elle ne voulait pas que je sois mêlé à tout ça. Il valait mieux disparaître à tout jamais de sa vie, comme elle me le demandait.

Ce n’est que trois ans plus tard (tiens, c’est vrai, encore trois ans) que j’eu des nouvelles de Sophie. C’est sa fille Lili qui m’avait contacté par mail. Elle me demandait de passer la voir à une nouvelle adresse. Elle me disait que sa mère lui avait dit qu’elle pourrait me contacter si elle avait des ennuis.

J’étais à la retraite et je m’ennuyais ferme depuis trois ans. J’étais inquiet de ce qui avait pu arriver à Sophie. Mais l’idée de voir Lili m’enchantait. J’avais vu son visage sur une photo d’anniversaire où elle avait vingt ans. Elle devait en avoir 25 maintenant. Ses études devaient être terminées. Nous verrions bien.

Sans avertir Lili de mon arrivée, je pris le train pour Valencienne dès le lendemain, avec pour tout bagage mon vieux grille-pain et quelques tranches de pain brioché pour éviter respectivement les mauvaises surprises et les problèmes en cas de contrôle.

Je louai un chimpanzé à mon arrivée et me pointai à l’adresse indiquée, 2 bis rue de la Grotte au chat dans une commune de la banlieue valenciennoise. Le portail était entrouvert. A vrai dire, il n’avait pas l’air de fermer correctement. Une longue allée rectiligne bordée de peupliers noirs d’Italie semblait vouloir mener quelque part, probablement à une habitation. Nous nous engageâmes dans l’allée, le chimpanzé et moi, sans faire de commentaires sur le manque de soins qui faisait prospérer la broussaille.

Je me retrouvai bientôt, avec mon singe, face à une grande maison bourgeoise.

Au lieu d’aller frapper à la porte, en haut de l’escalier de pierre, je fis le tour de la bâtisse. A l’arrière, la vitre fracturée d’une fenêtre entrouverte semblait attester de la visite récente d’un cambrioleur. Le chimpanzé se précipita à travers l’ouverture. Je le rappelai en vain. J’entrai dans une sorte de vestibule, m’engagea dans un couloir et arrivai dans ce qui ressemblait à un petit salon. Lili gisait dans son sang sur le carrelage. Le singe examinait la blessure qui déformait le cou de la morte. Lorsqu’il s’aperçu de ma présence, il agita l’arme du crime dans ma direction, en grimaçant. C’était la première fois que je le regardais avec attention. Je réalisai qu’il n’était plus tout jeune. Par précaution, je sorti mon grille-pain.


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