Un kangourou dans un congélateur


Lundi 24 octobre 2022

Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais en virée avec mon père. Il avait une voiture de sport et nous trimbalions une remorque frigorifique entièrement vide. Quelque chose s’était cassé dans la mécanique et nous étions en rade dans un village inconnu à la ruralité coquette, a priori désert. J’avais exploré en vain les courettes arborées à la recherche de quelqu’un qui aurait pu nous indiquer un garagiste ou au moins nous dire où nous étions. Des cages, où se languissait des kangourous d’élevage aux regards intenses, étaient adossées à l’arrière des habitations. Un homme chauve, surgit de nulle part, avait fini par s’intéresser à nous. Il avait examiné le moteur de la voiture et avait ôté ses lunettes à montures de plastique noir pour confirmer que la remorque était en parfait état. Visiblement, il n’y connaissait rien. Il nous avait quitté sans rien promettre.

La défaillance de notre convoi articulé me fait immédiatement penser à la lombalgie qui m’handicape depuis plusieurs semaines. Pourtant, ma condition semble s’améliorer. Je viens de réussir à faire une nuit de onze heures. J’avais du sommeil en retard car j’avais du mal à tenir la position allongée plus de six heures d’affilée.

La remorque frigorifique me fait penser à un corbillard. Mon père a fait, il y a quelques mois, un AVC qui l’a beaucoup affaibli. Cette histoire m’attriste et n’est peut-être pas étrangère à ma lombalgie persistante. Par ailleurs, je ne peux m’empêcher de rapprocher les problèmes de communication et de solitude auxquels nous nous heurtons dans le rêve, de ceux de mon père, dont les tremblements l’empêchent d’ajuster ses sonotones correctement quand je lui téléphone. Sonotone malade, que j’aime tes rumeurs… La vie s’écoule.

En sortant de chez le chiropracteur, cet après-midi encore, j’ai tenté de l’appeler. Il avait du mal à capter. Je l’entendais parfaitement mais ce n’était pas réciproque. Il a juste pu m’annoncer que son frère, mon parrain, était de nouveau grand-père. Il m’a de nouveau proposé qu’on se rappelle le lendemain. J’ai l’affreux sentiment qu’il n’y met pas beaucoup du sien et que, se sentant mourir, il fait en sorte de se détacher de moi pour ne pas me faire souffrir, qu’il fait son deuil du monde en quelque sorte.

Ce rêve me rappelle cette virée dans les landes, que nous avions faite ensemble avec sa DS verte – la même que dans Les Valseuses. Nous remorquions une vieille caravane aménagée en cabine de projection. Mon père présentait dans les campings de la côte landaise, son spectacle de photographies en relief. Je vous parle d’un temps où les voitures n’étaient pas climatisées. C’était l’été. Il faisait chaud. Très chaud. On entendait, sur les talus, craquer des milliers de brindilles. Il aurait suffi d’un mégot pour que la pinède s’embrasât. Nous achetions des pains de glace que nous mettions dans les glacières. Dans ma poitrine aussi, un bloc de glace bleue se craquelait. Je n’avais pour le passé aucune tendresse et l’avenir ne m’intéressait pas.

Nous avions fini par établir un camp de base dans une hacienda louée pour les vacances par une famille aisée qui avait jeté dans mes bras leur benjamine lors d’une sardinade. Ses cuisses étaient brûlantes et son beau-père était un adversaire honorable au tennis de table. Sa mère ressemblait à Brigitte Bardot. J’étais resté estropié pendant deux jours, les reins en compote, après avoir fait le malin dans une arène où batifolaient des vachettes landaises. Ma nouvelle amie, qui se délectait de mon infirmité, avait rapidement tiré avantage de la situation. Nous dormions sous ma tente, une canadienne deux places. Sa demi-sœur, beaucoup plus âgée, était plus distante. Elle attendait sans impatience un mari très occupé qui travaillait dans la chaussure. Mon père lui faisait des compliments qu’elle écoutait les yeux fermés, étendue presque nue sur son transat.

Ce rêve me rappelle également un souvenir beaucoup plus lointain. Je ne vais pas encore à l’école, je dois avoir cinq ans. J’accompagne mon père dans sa tournée. Il livre des glaces alimentaires brandées Alemania. Je ne suis pas certain de l’orthographe. Wikipédia mentionne bien un glacier Alemania situé dans la région de l’Antarctique chilien, mais ce n’est qu’une jolie coïncidence. Je me rappelle la buée glacée de l’entrepôt, l’odeur de gasoil du camion frigorifique, le petit pot de crème glacée à la vanille et sa petite cuillère en plastique enveloppée dans un étui de papier sulfurisé qu’il faut déchirer. Il y a aussi l’odeur artificielle, un peu écœurante mais addictive, d’une mascotte gonflable en forme de pingouin.

L’évocation de ce souvenir me sert la poitrine. Je ne m’étais jamais posé la question pourquoi je devais de temps en temps accompagner mon père dans ses tournées. Peut-être ma mère devait-elle s’absenter, ces jours-là. Ce n’est pas arrivé souvent. Je me souviens que c’était une fête, même s’il fallait se lever de bonne heure. On déjeunait d’un sandwich, au bord de la route, en pleine campagne.

Comme tous les matins, j’inspecte ma boîte mail. L’on m’explique que le dongle de la souris se trouve à l’intérieur de la souris, dans un emplacement qui lui est réservé. J’avais pourtant pensé à regarder dans le compartiment des piles mais la forme échancrée du couvercle ne m’avait pas mis la puce à l’oreille. Je m’en voudrais presque, moi qui me targue d’être plus malin que tout le monde, même quand je suis loin des vachettes.

Ce matin, je ne fais pas mes mouvements de gymnastique. J’ai peur que ça ne détériore mon état.

Mais peut-on encore, à 11 heures, parler de matin ?

Je passe à La Poste déposer un AR. J’ai reçu, samedi, le matériel qui va me permettre de participer à distance, à une formation de développeur web qui va durer 3 mois. La souris qui a avalé son dongle faisait partie de ce matériel.

Je n’ai pas encore pris mon petit déjeuner. Je préfère passer à La Poste avant midi. L’employé, un vieil homme à l’air désemparé, croit que je veux envoyer une lettre avec AR : « Oui, mais il faut m’expliquer, aussi. » Je ne lui reproche rien, il a l’air stressé, c’est la première fois que je le vois en costume. Il a peut-être pris du galon et peut-être craint-il de ne pas être à la hauteur.

Je décide d’aller à la FNAC solder les 26 euros qui restent sur mon compte fidélité. Je dois le faire avant la fin du mois. J’achète le dernier volume de la série d’Adèle Blanc-Sec de Tardi. J’avais commencé la collection pour ma fille, il y a 20 ans. On a définitivement basculé dans le fantastique, la folie du monde est à nue, presque obscène. A la dernière image, Adèle embrasse sur la bouche la momie réincarnée. C’est le seul baiser de la série, l’adieu de l’auteur à son héroïne, j’ai presque envie de pleurer.

Je craque aussi pour le Goncourt des lycéens 2020, Les impatientes de Djaïli Amadou Amal. Le style est pur, factuel, frontal, avec des pointes acérées. Le propos est documenté. Les réjouissances masquent mal les amours impossibles, la détresse de la cousine mariée au cousin, la crainte de la mère qui accueille une deuxième épouse. Derrière les propos boursouflés de sagesse paternaliste de l’homme, la violence structurelle de la pression communautaire pousse son mufle de vache. J’achète.

Je craque encore pour « Compter jusqu’à toi », un roman d’amour approximatif d’Elie Semoun. Ce n’est pas ouf mais je lui dois bien ça. Il m’a tellement fait rire. Je ne suis allé à aucun de ses spectacles. J’ai l’impression que si je fais une bonne action, ma douleur va s’en aller. On s’habitue à la douleur mais « le hasard est une chose à laquelle on ne s’habitue jamais. » « Le jour où je t’ai rencontrée, heureusement que j’étais là. » « Si tu me quittes, est-ce que je peux venir avec toi ? » Je craque pour les mots clowns, pour la simplicité sophistiquée des paradoxismes. Les hommes sont des grands sentimentaux quand ils ne battent pas leurs femmes.

« Je vous mets un sac ? Non merci. » J’ai toujours un sac en tissu synthétique plié au fond de mon sac à dos.

Sur le chemin du retour, je repense au dongle caché dans la souris. Il y a de quoi écrire un texte déjanté. Un cinglé qui tournerait en boucle, désespéré par un échec obsessionnel.

Petit déj. Graines de lin et de céréales variées fraîchement moulues au moyen d’un moulin à pierre, avec des noix et des grains de raisin muscat dans la bouillie. Mon premier repas est toujours un repas cru, celui des agriculteurs du néolithique. Mon deuxième repas est le plus varié possible, souvent à base de potage, de poisson cuit, de riz, de champignons, de légumes et de crudités. Le troisième repas est le même que le deuxième, sans le poisson et sans les fruits. Mais aujourd’hui, il n’y aura pas de troisième repas ; il sera trop tard.

J’ai lu, dans la journée, un roman de Hugues Serraf : « Comment j’ai perdu ma femme à cause du tai chi ». 157 pages improbables achetées d’occasion sur internet en une seule fois. L’histoire d’un mec qui s’accroche à sa femme qui, inéluctablement, se détache de la famille. Il raconte cette histoire en préventive, à son compagnon de cellule. La femme a disparu et l’on a retrouvé chez elle un sabre ensanglanté avec les empreintes de son mari. Le divorce est en cours. L’écriture est aisée, c’est plaisant, malin et un peu bâclé. J’ai quand même loupé ma correspondance en allant chez le chiro.

Je m’aperçois avec horreur que je n’ai pas parlé des kangourous d’élevages. Un peu quand même avec cette histoire de dongle caché à l’intérieur de la souris, comme dans une poche marsupiale. Il se trouve que je suis kangourou (le signe astrologique). Quelle est la nature des barreaux qui emprisonnaient le jeune kangourou que je fus ? Je n’ai par ailleurs aucune information sur la lombalgie du kangourou (ça doit bien exister). Toutefois, à mon réveil, je me suis assuré que mon gland ne s’était pas fendu pendant la nuit. A une époque, mon père s’est beaucoup intéressé à l’élevage. Il cherchait un moyen de gagner de l’argent. C’est ainsi qu’apparurent dans notre bibliothèque, des ouvrages sur la cuniculture, la coturniculture, la fungiculture, la lombriculture, mais rien sur l’industrie du kangourou.


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