Osez la poésie


SOMMAIRE


Peut-on écrire des poèmes sur d’autres thèmes que l’amour ? Certainement. Vous l’avez constaté pendant votre scolarité. Cependant, c’est ce thème qui m’inspire le plus.

Y a-t-il des règles pour écrire un poème ? On peut s’amuser à en respecter certaines. Nous en avons déjà parlé dans l’article consacré aux haïkus. On peut aussi s’en affranchir totalement, faire des poèmes en prose, poétiser sa prose…

En gros vous pouvez écrire n’importe quoi et prétendre que c’est de la poésie, c’est l’intention qui compte. Mais y a-t-il toujours une intention ? Ça sera au lecteur d’en décider, si lecteur il y a. Si quelqu’un émet des doutes sur votre production, vous pourrez être tenté de rétorquer que seuls les poètes peuvent comprendre. Et c’est là que le bât blesse : comme les chansons, ou la musique, la poésie est normalement accessible à tous, et surtout à ceux qui n’écrivent pas de poèmes ou ne composent pas de chansons. Mais il en va comme dans toutes les disciplines : les goûts sont une affaire d’éducation et de transgression.

En attendant de savoir si votre poésie vaut le détour, lâchez les muses, il y en aura bien une un peu bourrée pour s’intéresser à vous ! Et toujours, persévérez dans la lecture et l’imitation, tel le Shadock de base. Si l’on vous taxe de pompeur vous pourrez toujours évoquer la clause d’intertextualité.

L’ordre des choses

Les formes anciennes peuvent être avantageusement réutilisées. On peut les moderniser en adoptant un ton moins solennel (adoptez un thon, les enfants adorent), moins feutré, plus explicite, et un vocabulaire décalé mais pas trop. On gagne en provocation ce qu’on perd en hypocrisie (dont nous reconnaissons volontiers le charme).

Le Shadock Pierre de Ronsard

Ce petit lai ronsardien (à boire avec modération) de dix-neuf hexasyllabes (vers de six pieds, très stables) qui s’enchaînent sur une seule strophe avec des rimes masculines en «  » embrassant des rimes féminines en « ose », vous réjouira, je suppose.

C’est l’occasion de parodier gentiment ce vieux Ronsard, qui n’était pas le dernier des rhodologues à ce qu’il paraît. Ecoutez-le chafouiner en exposant ses problèmes épineux :

Plus de docilité

Lorsque ma main se pose

Sur vos mamelles closes

Laissez-moi profiter

Des effets et des causes

Et vous dire ma prose

La femme en vérité

Est une étrange chose

Mais je cause je cause

Et mon cœur attristé

Sait que bientôt l’arthrose

Fera prendre des pauses

À mes vélocités1

Ma mie douce est la rose2

Quand mon gland se repose

En vos gémellités

Ce lai3 mignon l’arrose4

Pour faire que l’on ose

L’amour encor5 chanter


Le désordre des choses

Si l’inspiration vous manque, soyez bref, optez pour une structure serrée avec des répétitions qui vous éviteront la recherche des rimes et concentrez-vous sur deux axes (un seul serait abuser) ; sela suffira pour faire sens :

Tant de choses, il y a
tant de choses, tant
et tant de choses non permises

Tant de glose, il y a
tant de glose, tant
et tant de choses qui se disent

Tant de causes, il y a
tant de causes, tant
et tant de choses qui se brisent

Tant de prose, il y a
tant de prose, tant
et tant de choses incomprises

Tant de closes, il y a
tant de closes, tant
et tant de choses déjà prises

Tant de roses, il y a
tant de roses, tant
et tant de choses que l’astre irise


Coucou c’est nous

Voici un deuxième exemple d’escroquerie.

Le monde est doux
Le monde est fou
Gentil le pou
Garou le loup

Le monde est flou
Le monde est soul
Tendre est la joue
Lointain le houx

Le monde échoue
Le monde est mou
Ripou le chou
La rose itou

Le monde est vous
Le monde et zou
Dégout de tout
I dream of you

Le monde est blue
Le monde est nous
Ivre la roue
Pierrot le fou

Le monde est boue
Le monde égout
Pauvre de nous
Chacun son trou

Le monde est fou
Le monde et vous
Ivre le pou
Garou le loup

Le monde est ouf
Le monde étouffe
Rauque la toux
Tordu le cou


Bzzz

Un bon moyen de donner une unité au texte poétique consiste à s’adresser à quelqu’un, à raconter une histoire, à faire un portrait, à constituer un mini catalogue, à mettre en scène le quotidien (biscotte, lames de stores, élasthanne, tatane, orteil…)

Vous remarquerez ci-dessous que les rimes ne sont ni systématiques, ni structurées. Néanmoins, des échos sont décelables à travers le poème tout entier (voir plus loin les rimes rencontrées).

La vérité nue6 a des accents charmeurs

Il suffit de le dire à tes sœurs les abeilles7

Qu’aucune profondeur ne vient troubler ton cœur

Que le chant de la mer8 en toi n’éveille

Aucun souvenir

Que ta mémoire est vaine

Biscotte fragile sous la mèche de miel

Quand le matin se brise sur les lames mesquines

Tout entier ton corps tremble sous ton haut d’élasthanne9

Et tes cuisses d’amour se serrent davantage      

Sur la tache salée dont la fibre s’abreuve

Au fond de ton sillon où bat ton cœur volage10

Telle une barque rose à l’amarre fragile

La tatane voltige à ton orteil majeur11

Nerveuse tu attends qu’un doigt inquisiteur

Vienne multiplier le chant de tes sirènes12

Rimes rencontrées

  • eur : 4 fois
  • ir : 1 fois, mais s’apparente à eur
  • eille : 2 fois
  • ielle : 1 fois, mais s’apparente à eille
  • ile : 1 fois, mais s’apparente à ielle
  • aine : 2 fois
  • ine : 1 fois, mais s’apparente à aine
  • ane : 1 fois, mais s’apparente à aine
  • age : 2 fois
  • euve : 1 fois, mais l’allitération en v de abreuve se retrouve à la fin de plusieurs vers, dans éveille, souvenir, vaine, davantage, volage.

Ne manquer pas l’occasion d’injecter du sens là où il n’y en a peut-être pas. L’allitération (comme l’assonance) est un marqueur. Ce n’est pas une simple coquetterie phonétique. Tous les mots étiquetés avec le même marqueur sont susceptibles d’appartenir à un même champ magnétique : à vous de tirer les marrons du feu et de raccrocher les wagons. Considérez d’abord les mots qui occupent des positions stratégiques comme les derniers mots des vers. Puis, si le feu veut bien prendre, étendez votre emprise à tous les mots du texte. Revenons à notre exemple composé des cinq mots : abreuve, éveille, souvenir, vaine, davantage, volage. Classons-les : abreuve, éveille et davantage sont deux verbes et un adverbe auxquels s’attache l’idée d’alimentation, de force, d’urgence ; vaine et volage sont deux adjectifs auxquels s’attache l’idée de superficialité ; souvenir est un substantif (ça fait plus riche que « souvenir est un nom ») autour duquel pourraient s’articuler les deux idées en s’opposant ou en se combinant. Ainsi, sans porter de jugement de valeur, et sans renoncer à votre intégrité intellectuelle, vous pouvez dire que, sur le thème de la légèreté de l’être, comme le vent de la machine à souvenirs, l’allitération en v parcours et résume tout ce poème qui exprime la superficialité vaine et volage d’une certaine gourmandise (abreuve, éveille et davantage).

Conclusion, le jeu avec les sonorités (et les rythmes) reste une constante de la poésie, avec ou sans rimes.


Choisissez votre titre

  • Ire a vu la bête
  • Livre à beauté
  • Beauté rivale
  • La beauté vire
  • Et eau libre va
  • Beau lai revêt
  • Etc.13

On peut aussi faire dans le sibyllin, le perché, le surréaliste, le psychédélique (on a tous les droits). Ci-après, il est question d’arts plastiques, de transports (du corps, par l’esprit, dans l’espace), et de la difficulté à fusionner les mondes.

D’après une illustration de Bruno Munari

Tu noies dans tes verres14 mon rêve et tes revers

Tu lèches15 des vitraux les lys et les délices

Sans lyre et sans délire16

Tu traces des oiseaux dans mes ciels meurtriers

En douce je fume tes poissons multicolores17

Sans fleuve et sans haleurs18 

Je voyage sous les jupes19 de tes camions20

Mystiques21

J’enivre les bateaux de tes petites culottes22

Et toujours plus profond descends vers tes soleils23

On peut donner de ce texte une version débarrassée de toute connotation sentimentale, en attribuant toutes les actions à une même personne dont le poème devient le portrait :

Tu noies dans tes verres ton rêve et tes revers

Tu lèches des vitraux les lys et les délices

Sans lyre et sans délire

Tu traces des oiseaux dans tes ciels meurtriers

En douce tu fumes des poissons multicolores

Sans fleuve et sans haleurs 

Tu voyages sous les jupes de tes camions

Mystiques

Tu enivres les bateaux de tes petites culottes

Et toujours plus profond descends vers tes soleils


Vite dit

Si vous êtes pressé, rien ne vous empêche de bâcler le poème. La personne qui recevra le poème le trouvera à son goût si elle vous aime ; même si celui-ci ne vaut pas tripette. C’est un excellent test. Exemple.

Tu es toute petite

Ton rouge saigne sur tes lèvres

Tes seins griffés ta robe s’ouvre

Dans tes yeux belliqueux

Ma joie tu dois partir

Vite les collants gris

La broche a chu

Ta robe est bleue

Tu es toute petite

Si peu tes lèvres vite

Des cygnes saignent sous ta robe

Tu dois partir tes yeux sont clairs

Sous tes cheveux

Bleus dont fuient

La brosse a chu tes seins

Collants vite

Tu es toute petite

Ton rire en cendre

Mes lèvres tu dois partir

L’oiseau bleu de ta robe

Ta bouche saigne

Ton rouge est bleue

Ta robe vite


On dirait

Une autre technique consiste à recycler. Une façon comme une autre de vous retrouver. Ci-après, j’ai sélectionné certains haïku écrits au fil des années. Nous savons que le haïku est un poème de saison. La tentation est grande de les regrouper par saison (il y en a quatre). Vous vous retrouvez alors avec un poème en quatre partie qui va résumer votre misérable vie – comme chacun sait, la vie se laisse volontiers découper en quatre saisons. Bien entendu, vous êtes libéré pour l’occasion des règles du haïku, vous pouvez recomposer et reformuler comme bien vous semble.

On dirait le Printemps

Fleurs sans parfum aux premiers jours de mai, tremblants adieux
La messe est finie, le portail du cimetière est inondé de soleil
Mon cœur est assis sur un poumon de soie bleu que chausse le vent

Soleils de juin ; sur tes doigts, le jus des fraises
Au cœur des pivoines, le pincement poussiéreux d’un lépidoptère
Un ciel immense bouffe ma vie. A quoi tu penses ?

On dirait l’été

Une manche de ciel bleu tendue entre les toits, une alouette ivre de jour
Déjà l’été et ses longues attentes au bord des nationales
Une fourmi se dérègle sur le beurre de ma tartine
L’été est plein de femmes et d’abricots juteux

La canicule construit son château de cartes, la ville retient son souffle
Impossible de dormir, à l’étage une femme crie
La mer est là mais l’été ne le sait pas

Parfum d’armoise et de goudron, la pluie enfin
L’estomac dans les talons un gastéropode a pris en chasse une laitue
La mouche d’été sèche ses ailes sur le mur de la maison

Fin d’un été de mirabelles écrasées dans tes cheveux
Monnaie céleste, la lune pose ses poissons sans queue ni tête au fond de l’eau
Une partie d’éphémères se joue au pied des lampes : le repas du geai
Les parfums montent au creux des tiges, un âne urine dans la nuit
Au bout de la voie lactée, la constellation de la Vache qui rit
Un grillon torréfie le silence entre ses cuisses creuses
La nuit est blanche comme un cul

On dirait l’automne

Il n’y a de monde qu’ici même, dans ce fragment d’eau lente qui s’ébruite sous l’appareil maussade des ciels
Une sandale au fond du vieil étang, mon amie m’a quitté
Fracas des grives, baies noires des sureaux
Le potiron fait le gros dos sur la table du jardin
Le capot de la vieille Panhard est maculé de fientes d’hirondelles
Si Gare de Lyon tu trouves un colis abandonné, ne le fait pas exploser, c’est mon cœur esseulé.

On dirait l’hiver

Les jours ont la mollesse et l’âpreté orange des kakis
Carottes et poireaux poireautent sur le carreau
Odeur de Café, concerto pour clarinette : les petits immeubles sont bons pour le moral
Tous les matins Lo zio se rase au bout de la table, il touche son visage : comme il est mou maintenant !
Le transistor nasille que des babouins se cultivent dans les décharges des métropoles africaines

Le chant des marteaux dans les toitures.
A l’amarre des rives, un village enfumé de l’arrière-pays
La brume efface les sous-bois, une pie s’arrache, premiers flocons
Il ne veut plus faire un pas l’épouvantail : son voisin de lit est mort


Bibliographie

En gras pour débuter sérieusement

  • Petit manuel pour écrire des haïku (2000) Philippe COSTA
  • Haïku du temps présent (2012) Madoka MAYUZUMI
  • Haïku-Anthologie du poème court japonais (2002, Poésie/Gallimard) Corine ATLAN, Zéno BIANU
  • L’écriture poétique chinoise – suivi d’une anthologie des poèmes T’ang (1977) François CHENG
  • Manuel d’analyse des textes, Histoire littéraire et poétique des genres (2018) VASSEVIERE, LANCREY, VIGIER
  • Dictionnaire Culturel de la Mythologie gréco-romaine (2003) René MARTIN
  • Dictionnaire de rimes et petit traité de versification (2005, Librio 671) Damien MANERAI
  • 1000 mots savants (2018) Hélène GEST-DROUARD
  • Le penseur malgré lui (2012) Grégoire LACROIX
  • Poèmes & chansons (1973, Seuil) BRASSENS
  • Mon propre rôle (1991) Serge GAINSBOURG
  • Les chansons du gibet (1905) Christian MORGENSTERN
  • Poésies 1923-1988 (1990, Poésie/Gallimard) NORGE
  • Poésie (date décès) : VILLON (1463), LA FONTAINE (1695), BEAUDELAIRE (1867), CORBIERE (1875), RIMBAUD (1891), VERLAINE (1896), MALLARMÉ (1898), APOLLINAIRE (1918), DESNOS (1945)…

NOTES

  1. vélocité (n. f.) : mouvement rapide, aptitude à aller vite. Du lat. velocitas « vitesse, rapidité ». ↩︎
  2. la rose : métaphore de toutes sortes de choses, comme l’amour, le sentiment, la vie, la poésie, la félicité, la joie, l’instant précieux, etc. ↩︎
  3. Lai (n. m.) : poème narratif ou lyrique, au Moyen Âge. De l’irlandais laid « chant des oiseaux, chanson, pièce de vers ». Jeux de mots avec lait. ↩︎
  4. l’ : ce pronom se rapporte au nom rose (au substantif rose, si vous préférez). ↩︎
  5. encor : encor sans e final est une ancienne forme que l’on rencontre dans la poésie. Utilisé sous cette forme pour l’euphonie et le rythme. ↩︎
  6. La vérité ne suffira pas pour échapper aux charmes de celle dont on parle (et à qui l’on parle). La vérité nue est l’évidence ; mais contextualisé, l’adjectif nu rend cette vérité peu convaincante (et pas si évidente que ça). ↩︎
  7. Nous avons affaire à une butineuse au cœur d’artichaud. ↩︎
  8. Métaphore des sentiments. ↩︎
  9. Dans ces trois vers, les évocations se répondent : la fragilité de la biscotte, la mesquinerie des lames (celles du store de piètre qualité) et le corps qui tremble ; la mèche de miel étalée au couteau, les lames du store qui coupent mal la lumière et le haut d’élasthanne qui adhère souplement au corps sans en masquer les tremblements ; la mèche de miel, la lumière du matin et une chevelure qu’on imagine. ↩︎
  10. Il se pourrait qu’un sang impur abreuve ce sillon. ↩︎
  11. La tatane à l’amarre fragile est une métaphore du cœur volage aux attaches minces. Dans cette dernière strophe, la partie est perdue, il n’est plus possible de résister, la harpie a repris le pouvoir. ↩︎
  12. Dans cette strophe de quatre vers, les mots des deux derniers vers répondent à ceux des deux premiers : nerveuse/fragile, doigt/orteil, inquisiteur/majeur, multiplier/voltige, chant de sirène/barque rose. L’envoutement est total. ↩︎
  13. Anagramme de « Le bateau ivre » (célèbre poème de Rimbaud) ↩︎
  14. Peinture sur verre (cf. vitraux) et alcoolisme (le voyage sous toutes ses formes). ↩︎
  15. Tu lèches : avec le pinceau bien sûr ; mais nous sommes embarqués en parallèle dans une logique addictive. ↩︎
  16. Sans lyre et sans délire : sans passer par l’écriture (la lyre est le symbole de la poésie). Notez au passage le jeu récurent suivant : rêve/revers, lys/délices, lyre/délire, censé traduire le côté sombre (ou lumineux) des choses de l’esprit. ↩︎
  17. Drogue très douce. ↩︎
  18. Référence au Bateau ivre de Rimbaud : « Je ne me sentis plus guidé par les haleurs ». Jeu de mots avec « cent à l’heure », la vitesse des camions. ↩︎
  19. Jupe : carénage de tôle ou de plastique de la partie inférieure d’un camion (aérodynamisme et sécurité). Jeu de mot évident. ↩︎
  20. A cette époque, je faisais beaucoup d’autostop pour la rejoindre. ↩︎
  21. Camions mystiques : poésie du voyage, des tonnes d’amour idéal en perspective. ↩︎
  22. Référence directe au Bateau ivre de Rimbaud, associée à une marque de petites culottes célèbre. Poésie, érotisme, tendresse, le compte est bon. ↩︎
  23. Un paradoxisme pour finir : descendre vers le soleil (mais d’où part-on ?). En l’occurrence il s’agit de plusieurs soleils qui appartiennent à quelqu’un. Le paradoxisme n’est donc qu’apparent car « tes soleils » est la métaphore de « tes éblouissements ». Descendre suppose l’idée de chute (Toute quête est-elle une chute ? Vous avez quatre heures). ↩︎

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.